Désensibilisation ou re-sensibilisation progressive : une voie contre-intuitive pour l’acteur

Table des matières

Transcription de notre podcast du même nom, à écouter sur notre Canal Telegram.

🔉

Ça fait longtemps que j’ai pas fait de podcast. Je vais faire un petit audio rapide sur la question de la désensibilisation et de la resensibilisation émotionnelle, qui est un sujet assez fondamental, je pense, pour les acteurs. En tout cas dans notre approche.

L’idée étant que nous les accompagnons dans le fait d’être lisibles tout en étant observés. On part de certaines constatations, ou de présupposés : un acteur qui est sur scène a une tendance évolutionniste à voir le trac, à se sentir jugé, à potentiellement manipuler son expérience. Quand on se sent observé, on tend à agir différemment, à contrôler en particulier nos émotions, à essayer de contrôler la manière dont nos intentions sont perçues par le public, etc. Pour des raisons évolutionnistes : on n’a pas envie d’être jugé par le groupe, on a peur d’être exclu socialement, etc.

 

🎭 Sous le regard du public : le piège du contrôle

Donc, tout ça est assez clair. La question c’est : qu’est-ce qu’on en fait ? Un acteur est sur scène. Nous, ce qu’on fait, c’est qu’on part de là pour essayer d’ouvrir sa vie émotionnelle sur scène, pour essayer de le rendre lisible, plutôt que de faire plusieurs choses qu’on fait souvent dans d’autres approches. Ces approches-là rajoutent du contrôle, ou des sas intermédiaires entre sa performance et la manière dont il arrive sur scène.

Il arrive sur scène : il a le trac. Il arrive sur scène : il a envie de bien jouer. Il a peur de mal faire, il a peur d’être jugé, etc. Donc il est potentiellement un petit peu paralysé. Il est potentiellement un peu dans sa tête. Parfois même dans une sorte d’anxiété où il y a une zone aveugle, où il n’y voit plus très clair. Et par-dessus, dans cet état de panique parfois, pas très conscientisé, il a envie de faire quelque chose.

Il a envie,

  • Soit de se détendre, donc de faire de la relaxation, des choses comme ça…
    • Il y a cette technique qui est proposée aux acteurs (par exemple Lee Strasberg) : on va faire de la relaxation pendant une heure, puis une préparation émotionnelle.
    • Comme ça on arrive à la fois détendu et chargé émotionnellement. On se dit que c’est mieux que l’alternative.
  • Ou alors on va avoir tendance à contrôler sa performance, à surjouer, à essayer de faire de la diction, à préparer la manière dont on dit les choses à l’avance, à préparer les répliques, etc. Bref, les trucs classiques.

 

⚙️ Quand les techniques rajoutent de la friction

Toutes ces stratégies-là, de mon point de vue, rajoutent du contrôle. Et en plus d’être un peu fastidieuses, elles rajoutent de la friction, une étape compliquée intermédiaire à chaque fois, qui rend le processus moins fun, moins fluide, plus long, plus laborieux, etc.

Donc ce n’est pas super. Dans une technique où il y a beaucoup de friction, où il faut passer son temps à “se changer” avant de pouvoir passer sur scène, on ne peut pas s’engager rapidement. En plus de ça, ça a un deuxième effet pervers : ça prive l’acteur de son humanité, et ça prive sa performance de ce qui nous touche réellement en tant que public.

C’est un truc qu’on fait beaucoup en cours. En Gestalt, on appelle ça l’intersubjectivité du groupe. On vérifie avec le groupe : est-ce que les personnes étaient attentives ou pas dans l’exercice ? Ce n’est pas pour juger les performances, ce n’est pas pour partager des goûts (“moi j’aime ça”, “ça m’a plu/pas plu”), mais pour dire : j’étais attentif vraiment à tel moment en particulier, et à d’autres moments, mon esprit est parti ailleurs. Comme au théâtre : parfois on pense à autre chose, surtout quand les performances sont un peu surjouées. Quand les acteurs sont désengagés, on a tendance à rêvasser, à partir ailleurs, puis parfois quelque chose nous ramène.

C’est un très bon feedback, parce qu’on ne l’a pas en général. Non pas un retour général “c’était bien/pas bien”, mais : “ok, j’étais très attentif à ce moment-là”. Et ça correspond parfois à un moment où la personne a suivi un exercice, un protocole de la technique, ou était dans une disposition particulière. C’est très instructif, validant, soutenant. Pouvoir dire : à ce moment-là je suis parti, à ce moment-là j’étais très attentif. Et de le lier à des manières d’être en contact sur scène. Plutôt que de spéculer sur “l’effet produit”.

On veut quelque chose qui soit au plus proche de notre humanité. Et donc la question de la sensibilisation est très importante. En Gestalt, on parle du cycle contact : le tout début, c’est les sensations physiques. Être sensibilisé, par opposition à être désensibilisé. Nous, on veut que les acteurs soient sensibilisés, associés à leur corps, prêts à réagir à ce qui leur arrive en termes d’impulsions, d’émotions, etc.

 

🌱 Quand le corps dit ce que l’esprit cache : Radical Honesty et sensations physiques

S’il n’y a que du mental par-dessus, que des idées, même si l’acteur peut être dans une sorte de petit rêve comme ça, il peut avoir l’impression d’être suggestible, un peu comme en hypnose. Il peut avoir l’impression d’être dans un état de transe très évocateur pour lui, à l’intérieur de son esprit. Mais en fait, il est dissocié. Il est dans son imaginaire. Par définition, les sensations sont absentes.

Donc la première étape du travail pour nous, qui est à la fois la première étape du cycle contact en Gestalt, et le début du travail sur scène, c’est de resensibiliser l’acteur à ce qui lui arrive. C’est pour ça que dans le travail de la technique Meisner, le premier exercice de répétition, qui a pour fonction de permettre à l’acteur d’être à l’écoute, de ne pas être trop dans sa tête, d’avoir une forme de spontanéité sur scène qui servira ensuite de base aux improvisations, nous voulons vraiment que cette répétition soit sensibilisée.

C’est pour ça que, contrairement à d’autres approches, on n’a pas de règles strictes, un peu dogmatiques, du type :

  • “il faut toujours parler de ce qu’on voit à l’extérieur”,
  • “il ne faut jamais parler de soi”, etc.

Nous avons envie, comme dans l’approche dérivée de la Gestalt et de l’hypnose ericksonienne qui s’appelle l’Honnêteté Radicale (de Brad Blanton), de pouvoir partager aussi nos sensations physiques. En particulier.

Nous n’avons pas non plus envie de passer notre temps à identifier nos émotions : dire “je suis triste”, ou dire à l’autre “tu es triste”. Nous voulons vraiment que chacun puisse partager ses sensations telles qu’elles arrivent, sans les manipuler. Ces sensations ne sont pas sujettes à débat : seule la personne concernée peut dire ce qu’elle ressent. On ne peut pas dire à quelqu’un “tu as des fourmis dans les bras”, mais la personne qui a des fourmis dans les bras peut le partager immédiatement.

Le fait de partager ses sensations, c’est donc la base du travail d’Honnêteté Radicale de Brad Blanton. C’est un travail qui, comme dans cette approche, permet de créer des relations plus pleines. Et c’est aussi ce qu’on veut construire dans les improvisations : des relations intimes et libres.

On dit “radicale” parce que c’est au sens de racine : la racine des choses. Et la racine des choses, c’est le corps et les sensations physiques. Donc, on veut partir d’abord des sensations physiques, avant d’avoir des projections, des jugements, ou même des impulsions superficielles.

 

🌀 Dissociation : le piège des découvertes imaginaires, et fuites en avant anxieuses

Il y a tout un travail en Meisner qui a été adapté, par exemple dans l’approche de Scott Williams (Impulse Company), qui a tronqué énormément la technique Meisner pour se concentrer sur les impulsions physiques. Ce n’est pas inintéressant, mais souvent cela laisse émerger des impulsions superficielles. Elles paraissent spontanées, mais en réalité, elles ne sont pas enracinées dans le corps.

Chez certains acteurs anxieux qui pratiquent cette approche, cela peut même entretenir l’anxiété : vouloir agir tout le temps, sans être vraiment sensibilisé. Parce qu’on n’a pas le droit de parler de soi, l’attention est portée vers l’extérieur, loin de ce qui nous arrive intérieurement.

À l’inverse, en Gestalt, on peut regarder ce qui nous arrive dans notre expérience, dans notre phénoménologie. On peut dire :

  • “J’ai des sensations particulières.”
  • “Je vois que je suis dans mon imaginaire.”
  • “Je vois aussi quelque chose à l’extérieur de moi.”

Tout est bienvenu : l’intérieur, l’extérieur, les activités (y compris imaginaires). Cela permet de ne pas exclure une partie de notre expérience sous prétexte de préserver une “pureté” technique, qui en réalité est contre-productive. Souvent, c’est juste plus facile pour un professeur de gérer un système avec moins de variables. Mais ce n’est pas utile pour l’acteur.

 

🧘 Vipassana : scanner l’inconscient du corps

Donc en tout cas, si on part du principe qu’on veut resensibiliser l’acteur quand il est sur scène, et le resensibiliser aussi dans ses interactions, il y a vraiment deux raisons principales pour lesquelles l’acteur peut être dans l’évitement, un peu paralysé, etc. :

  1. Le fait d’être sur scène, d’avoir le trac, d’être observé ; ce qui est déjà paralysant, et peut le mettre “dans sa tête”.
  2. Le fait d’être en contact avec son partenaire.

Justement, parce qu’en portant son attention sur l’autre et en essayant d’être libre dans l’interaction, il se confronte à ses propres dynamiques interactionnelles, à ses propres zones d’évitement, issues de traumatismes.

Et dans les traumatismes, il y a plusieurs types. Mais il y a entre autres l’éducation : le conditionnement qu’on a reçu, qui fait office de trauma par répétition. On a intégré des interdits, etc. Cela crée des zones aveugles dans notre expérience, qui pourraient pourtant émerger physiquement, émotionnellement.

La question de se resensibiliser à notre expérience passe donc nécessairement par une attention portée au corps. C’est en portant attention à son corps qu’on finit par en être conscient, même quand au début il y avait une zone aveugle.

Typiquement, c’est ce qu’on fait en Vipassana. Dans une retraite de méditation Vipassana, on passe dix heures par jour pendant onze jours à observer ses sensations des pieds à la tête. À partir du 4e jour, on fait ce “body scan” très fastidieux, toute la journée. Et petit à petit, on se resensibilise à la surface du corps, puis vers l’intérieur. On se remet en contact avec son corps.

L’approche Vipassana a ses avantages et ses inconvénients pour l’acteur. Mais clairement, elle a l’avantage de resensibiliser le corps. Ce qui ne suffit pas, d’ailleurs, à déplier tous les traumas. Mais au moins, elle permet d’être en contact avec ce qui arrive physiquement, de ne pas être complètement dissocié ou désensibilisé.

Le fait de faire Vipassana peut avoir d’autres écueils si on ne fait que ça. Mais en tout cas, c’est une étape. Et c’est un bon exemple de comment, en mettant simplement son attention dessus (“tiens, qu’est-ce que je ressens dans mon corps, tout de suite ?”) on peut se resensibiliser. Cela peut être prendre conscience d’une zone de flou, d’une dissociation, d’un vide, d’une tension, d’un fourmillement bizarre, etc. Petit à petit, en étant tranquille avec ça, sans forcer ni dépasser le blocage, on se resensibilise naturellement.

Et le fait ensuite, dans un deuxième temps, de le dire à son partenaire en face nourrit la relation : “Face à toi, tout de suite, je me sens comme ça.” Cela peut être lié ou pas à lui, causé ou pas par lui, mais on l’investit dans la relation. Et on le dit aussi devant le public.

Donc, on passe toutes ces étapes qui nous permettent d’assumer ce qui nous arrive et de prendre l’habitude de le partager, sans le filtrer ni l’invalider. C’est une étape très importante. Et il est important de la différencier de ce qu’on appelle “désensibilisation”.

 

🌊 Sensibilisation vs désensibilisation : deux chemins opposés

En thérapie cognitive et comportementale, on parle souvent de désensibilisation : élargir sa zone de confort. L’idée est qu’on se dit “quelque chose me fait peur, mais à force d’y aller, je vais m’habituer.” On y va en étant détendu, en pensant à autre chose, en s’anesthésiant parfois (alcool, relaxation, etc.). Petit à petit, on a moins besoin de béquilles parce qu’on s’est désensibilisé. Le stress diminue.

Le problème, c’est que si on fait ça, on est certes moins stressé, mais on perd une grande partie de l’expérience. Par définition, on se désensibilise. Et on arrive à une relation au monde un peu anesthésiée.

Alors, cela dépend des personnes, parce qu’elles sont plus ou moins traumatisées dans certaines zones, plus ou moins lisibles dans d’autres, avec des personnalités et des vies émotionnelles différentes. Mais globalement, chacun a des zones plus crispées, opaques, évitées.

Si on a cette stratégie de désensibilisation, d’élargir sa zone de confort en cherchant à “être de plus en plus à l’aise”, on passe à côté de ce qu’on veut faire en tant qu’acteur. Même sur le plan personnel, on passe à côté de notre expérience humaine. Plutôt que de déplier ce qui nous arrive, de réintégrer quelque chose de sain, on navigue dans le réel à demi anesthésié, en contrôlant sans en avoir conscience, en étant réprimé, dissocié.

Alors qu’en fait, avec ce simple principe, il me semble que toute expérience stressante peut devenir libératrice. Le fait d’aller chercher des choses un peu en dehors de sa zone de confort, inconfortables, et d’être conscient de ce qui nous arrive physiquement, cela nous resensibilise ; non seulement avec ces zones-là, mais aussi avec toutes les zones précédentes. On se resensibilise en général.

 

🗝️ L’inconfort qui marque l’inconscient

Donc : aller chercher de l’inconfort, mais pas pour le dépasser, le contrôler, le désensibiliser. Plutôt pour se resensibiliser. C’est un très bon modèle général, qui est plus ou moins un modèle gestaltiste. Même si la Gestalt n’est pas toujours aussi confrontante que ce qu’on fait en cours.

Parce qu’en cours, on veut quand même que l’acteur soit lisible, qu’il explore des interactions intimes, de manière très cadrée, avec des règles. On veut aussi augmenter les enjeux, parce que l’acteur va jouer des situations où les personnages sont dans des enjeux extraordinaires. Et donc, on veut se resensibiliser en faisant ça.

Justement, en allant au contact de ces zones d’inconfort, sans forcer ni aller trop vite. Mais en prêtant vraiment attention à ce qui nous arrive physiquement.

 

🔍 La prise de conscience de nos zones d’évitement

C’est aussi un truc qu’on peut faire dans la vie. Dès qu’on vit une expérience confrontante, très positive ou très négative, on peut s’en servir. En Gestalt, on parlerait de “saine agressivité” pour le négatif : conflits, fixer des limites, être en contact avec sa colère. Pour le positif : intimité, sexualité, affectivité, etc.

Toutes les émotions liées à ces deux grandes zones d’évitement sont une bonne disposition générale à entretenir pour l’acteur, dans sa vie. Reconnaître : “Je viens de vivre quelque chose de difficile.” Et au lieu d’essayer de le résoudre, de le rationaliser, de trouver une justification, de gagner l’interaction, de penser à autre chose ou de se distraire : prendre le temps d’être en contact avec ce qui arrive.

Y compris reconnaître : “Tiens, je me surprends en train d’essayer d’avoir un débat dans ma tête, d’essayer de résoudre, de penser à autre chose…” Et se demander : “Comment je suis physiquement ?”

Porter son attention sur les sensations, la respiration, l’état général. Rester en contact sans chercher à résoudre ni changer. C’est une approche d’awareness, comme dans le livre Awareness de John O’Stevens, un super livre d’exercices (non traduit en français). Exactement ça : rester en contact.

 

🕵️ Rester en contact avec les questions du corps : les Lettres à un jeune poète… des sensations

Comme le dit Rilke dans Lettres à un jeune poète (aussi sur la liste de lecture) : rester en contact avec les questions, comme des portes ouvertes. Des questions auxquelles on n’a pas encore la réponse, mais avec lesquelles on reste en contact.

Ces “questions” peuvent être aussi physiques. On sent quelque chose d’inconfortable, affectivement pas clair, un conflit intérieur. Plutôt que de rationaliser, de choisir, de s’y crisper comme devant quelque chose d’intolérable : voir ça comme quelque chose de physique, qui se résoudra naturellement, mais dont on observe la forme.

C’est une approche gestaltiste : Gestalt veut dire “forme”. On s’intéresse à la forme que prennent les choses, y compris un blocage. Rester en contact avec cette forme-là, plutôt que d’essayer de la régler, la résoudre, la dépasser ou la brusquer.

 

🎓 Conclusion

Donc voilà. Je ne sais pas si c’est utile, mais il me semble que c’est un modèle général, à la fois pour l’acteur et pour sa vie. Y compris quand il fait des exercices d’écriture, de journaling, de cartographie de son expérience. Pour voir comment il est au quotidien.

Et dans tout le travail qu’on fait sur scène : répétition, improvisations, fantaisies… C’est toujours partir du corps, de l’expérience.

Encore une fois, le corps, ça peut être un élan de reculer, de partir, ou de prendre conscience qu’on se dissocie. Ce n’est pas forcément un “mouvement” visible, mais quelque chose qui nous arrive et qu’on conscientise comme prenant forme, dans l’instant présent. Plutôt que d’avoir des idées par-dessus, d’essayer de “jouer un objectif”, de résoudre quelque chose.

La deuxième étape (dont je n’ai pas encore parlé ici), c’est : une fois qu’on est lisible sur scène, voir quelle forme observable prend le comportement qui émerge dans une improvisation. Et ensuite, pouvoir utiliser ça pour le sous-texte des scènes.

On a le texte imposé par l’auteur. Mais la manière dont on va le dire, on veut qu’elle soit lisible, engagée, décontrôlée. Au bout d’un moment, on pourra diriger ce comportement. Mais on ne peut le diriger que si on l’a exploré d’abord d’une manière non contrôlée, en voyant vraiment la forme qu’il prend dans les exercices intermédiaires.

À chaque fois, on prend le temps de déplier les zones floues, de ne pas tricher.

💌 Rejoins nos notifications prioritaires pour tes programmes préférés :

🧑‍🎓 CANDIDATURES